L’heureux déluge de Malandain
Noé, nouveau ballet de Thierry Malandain, construit une arche d’humanité pour 22 danseurs inspirés.
Avec Noé, le chorégraphe Thierry Malandain s’est mis en quête d’« une danse qui ne laisserait pas seulement la trace du plaisir mais renouerait avec l’essence du sacré comme une réponse à la difficulté d’être ». Ce n’est pas une surprise. Ses créations, même lorsqu’elles revisitent des contes, comme dernièrement La Belle et la Bête, palpitent d’une profonde spiritualité
On lit le désir parfois rayonnant, parfois tourmenté d’un état de grâce. Chez lui, le danseur évoque souvent le « dieu tombé qui se souvient des cieux » de Lamartine. Cette dimension spirituelle est particulièrement sensible dans Noé.
Noé « incarne une sorte de rupture dans l’histoire de l’humanité »
Cela s’explique, bien sûr, par son sujet, même si la pièce n’est pas une illustration du récit de la Genèse – auquel il emprunte surtout sa force symbolique (on y trouve ainsi très peu d’animaux). « Noé n’avait encore jamais inspiré de ballet. Je lui trouvais une grande actualité. Il semble parfois que le monde n’en peut plus, on souhaiterait presque la venue d’un personnage providentiel. »
Tel est pour lui Noé, qui « incarne une sorte de rupture dans l’histoire de l’humanité », « un nouvel Adam » sorti des eaux. Il n’en fait pas un guide charismatique et omniprésent. Au contraire, le danseur qui l’interprète ne se détache que rarement et humblement du groupe. Noé devient un « être humain collectif montant dans l’arche de lui-même, pour liquider une existence passée et repartir de zéro ».
Une montée des eaux suggérée par un rideau bleu
La pièce commence dans la violence : le mur se constelle de traces sanglantes tandis que se joue le premier meurtre de l’humanité, celui d’Abel par Caïn. Noé rassemble les danseurs sur un très long banc, courant sur presque toute la largeur de la scène, tandis que le bleu envahit le mur, contamine le sol. La montée des eaux est suggérée par celle, presque imperceptible tout au long de la pièce, d’un rideau bleu enserrant les danseurs.
Ce déluge apparaît cependant plus heureux que cataclysmique. Une impression renforcée par la musique – la Messa di Gloria de Rossini, aux couleurs vives et envolées vibrantes. « J’ai d’ailleurs dû contrecarrer cette musique si entraînante, si XIXe siècle, qui m’empêchait de trouver mon propre mouvement », précise le chorégraphe. Il s’est inspiré des danses rituelles d’Afghanistan et d’Azerbaïdjan pour créer une chorégraphie syncrétique, plus terrienne que d’habitude.
On retrouve cependant sa patte dans ces quelques touches d’humour trivial et surtout dans l’extraordinaire fluidité de ce groupe de danseurs, aussi changeant qu’une nuée d’étourneaux. Leur déluge, qui absorberait l’affrontement des corps, est cependant rattrapé par un présage ambigu : au vol de la colombe se joint celui d’un funeste corbeau…
Marie Soyeux,
le 15/05/2017 La Croix
Création mondiale : « Noé » de Thierry Malandain
A Chaillot - Théâtre National de la Danse, le ballet du CCN de Biarritz surprend avec une pièce sobre et tellurique.
Danse Canalhistorique -Thomas Hahn
Avec Noé, Thierry Malandain change de registre, de style, d’approche… Si le titre, avec sa référence à un personnage tragique, se place dans la continuité des ballets romantiques, le directeur du CCN de Biarritz vient de créer un ballet bien moins narratif que ses succès récents, Cendrillon et La Belle et la Bête.
Malandain change de cap
En se penchant sur l’épisode biblique du Déluge, Malandain signe une pièce qui n’est ni abstraite, ni narrative et aborde la montée des eaux comme un passage, une purification ou un rite. Dans Cendrillon, il avait trouvé un conte avec lequel il a su s’amuser dans un esprit très ludique. Sur La Belle et la Bête [lire notre critique], il avait su poser un regard avisé, porté par une réflexion profonde qui a amené le chorégraphe-metteur en scène à un jeu de dédoublement complexe et profond.
Dans Noé, Malandain va droit au but et dessine des lignes claires, directes et collectives. Des principes chorégraphiques à la scénographie et aux costumes, la sobriété contraste avec ses créations précédentes. Le changement saute à l’œil, mais il vient de l’intérieur. Car le renouveau n’est ici pas seulement l’objet du récit, il est l’énergie même qui porte Noé. L’enjeu n’est pas un drame personnel ou intime, mais l’avenir collectif. C’est pourquoi Malandain place le corps de ballet au centre de la pièce. Noé est certes le premier entre tous, mais il fait partie de la communauté des pénitents et se fond dans cette humanité qui reste unie du début à la fin.
L’eau, la terre et le ciel
Qui dit Noé, dit : Déluge. Qui fait danser sur Messa di Gloria de Rossini, pense à la pureté et au ciel. Pourtant, ce ballet est placé sous domination tellurique, jusque dans ses costumes sombres, de couleur terre, forêt ou boue. Les danseurs plient les genoux et les bassins sont plus proches du sol que jamais chez Malandain. Sur cette humanité pèse le poids accumulé des fautes morales et de la défaillance. Et l’écriture de Malandain, connue pour son humour, ses facéties, son autodérision et sa légèreté joyeuse, accomplit la transformation, déjà à l’œuvre dans La Belle et la Bête.
Quarante jours de pluie déversent des eaux boueuses. Pourtant, la scénographie de Jorge Gallardo est lumineuse. Ces rideaux de pluie turquoise qui entourent la scène comme pour la baigner portent en eux la promesse du recommencement, la lueur presque spirituelle d’une baie ensoleillée. De la charge tellurique de l’inondation, le poids intégral repose sur les épaules des danseurs. Et les chaînes humaines se transforment en vagues.
Mais deux oiseaux survolent littéralement la scène. Claire Lonchampt passe du rôle de la Belle à celui de la Colombe, pour imposer sa ligne élancée et sa présence diaphane. Hugo Layer en noir lui est un merveilleux partenaire en Corbeau. Mais ce sont là les seules évocations concrètes de la faune qui peuple l’Arche, même si quelques pas spasmodiques peuvent rappeler la marche de certains bipèdes non humains.
Un renouveau et des doutes
Dans sa sobriété, la scénographie respecte une symétrie parfaite. Noé est donc une pièce « ni de droite, ni de gauche », un ballet qui parle d’une mue, d’une sortie de crise et qui se termine sur un avertissement: Le renouveau risque d’être trompeur! Une pièce donc, comme si elle était pensée pour résumer l’état actuel du pays, avec ses espoirs et ses écueils.
De la crise morale évoquée dans Noé, l’humanité sort purifiée, prête pour un nouveau départ. Mais déjà, la scène du début entre Caïn, Abel et Seth, tableau de lutte et de meurtre, ressurgit tel un mauvais souvenir, une prémonition, comme un de ces démons intérieurs qui minent l’inconscient. C’est par ailleurs la première fois qu’on voit le directeur du CCN de Biarritz chorégraphier un combat de façon concrète.
Où va le Malandain Ballet Biarritz ? Faut-il voir Noé comme une pièce de transition, comme l’annonce d’un changement de style durable ou comme une excursion temporaire ? Ce récit d’une rupture dans le récit biblique se double-t-il d’une césure dans l’œuvre de Malandain ? On le sait humble et lucide, et sans doute se met-il en garde lui-même en rappelant, en guise de conclusion de Noé, que le renouveau ne garantit pas le progrès.
Noé n’est pas une messe
L’austérité de Noé ne vient de l’absence d’Arche ou de représentation animale, mais d’une uniformité certaine et de la difficulté à établir un vrai dialogue entre une musique baroque et l’humilité chorégraphique affichée. Dès les premiers tableaux d’ensemble, l’esprit de la Messa di Gloria avec ses chœurs et ténors entre en contradiction frontale avec la sobriété du propos chorégraphique. Cette œuvre de Rossini se suffit à elle-même, elle se met en scène avec tant de puissance qu’il est vain de vouloir lui confier une humanité de pénitents ou une communauté tribale. La pièce de Malandain n’entend glorifier rien et personne, comme le montre sa fin, pleine de doutes.
« On peut aussi imaginer faire de Noé un être humain collectif montant dans l’Arche de lui-même, pour liquider une existence passée et repartir de zéro en allant puiser de nouvelles énergies dans les abysses de son être », écrit Malandain. Aussi voit-on sans cesse des couples se former et se séparer, comme si tous étaient Noé et Emzara ou Adam et Eve, avant de se fondre dans une nouvelle danse collective, solidaire et tellurique qui ferait plutôt appel à Carl Orff qu’à Rossini et n’est pas sans mettre un pied sur le terroir chorégraphique labouré par un certain Cherkaoui. L’univers de Noé reste étranger à cette messe, cette glorification, ce baroque dévoué et pesant. Rien de plus normal: On n’est pas à la même époque, ni dans les mêmes cadences.
Thomas Hahn
Danse Canalhistorique
Vu le 10 mai 2017, Chaillot - Théâtre National de la Danse
NOÉ PAR LE MALANDAIN BALLET BIARRITZ – E LA NAVE VA …
Il y a les hommes, et il y a les individus, qu’ils soient héros, prophètes, ou comme vous et moi. Tout au long de Noé, surprenante fresque animée que Thierry Malandain fait jaillir du plus profond de lui-même, l’opposition se dessine, parfois se comble, reprenant subtilement la vieille structure corps de ballet-solistes, marquant bien qu’il y a des élus, des damnés et d’humbles mortels poussés vers leurs destinées par ces moteurs séduisants ou pervers. Bien évidemment, Thierry Malandain, toujours avec sa troupe biarrote, n’a pas tenté de suivre pas à pas l’écrasante Genèse, à laquelle il emprunte quelques idées fortes pour s’élever vers une abstraction dont le caractère plastique dit combien la beauté, et en l’occurrence la beauté du geste, peut être porteuse et salvatrice.
Car elle est là, à tous les instants, cette beauté qui imprègne les attitudes, très dessinées, dès l’ouverture sur le trio de Cain, Abel et Seth, et le meurtre sacrificiel qui se répétera pour finir, après une longue avancée vers l’espoir et l’amour, car, dit Malandain, « je suis un incorrigible pessimiste, et il y a toujours quelqu’un qui va faire basculer les choses ».
Le résultat, on l’a dit, est abstrait. Et si Adam et Eve, eux très reconnaissables à leur nudité, apparaissent après Noé, c’est qu’ils renaissent à une deuxième vie, après la grande épuration du déluge. Epuration et surtout épure, d’ailleurs.
On est pris, surpris par cette étrange ascèse biblique, et secoués par des séquences totalement géométriques, comme sur une fresque romane, ou les danseurs font glisser leur mouvement de l’un à l’autre, en une chaîne d’identité commune, ou par des épisodes de saccades primitives. Ce n’est plus un corps de ballet, c’est un chœur de ballet, comme dans les Passions de Bach. Moments très structurés, cadrés dans une sorte d’immobilité globale, qui alternent avec des épisodes vivants, agités, voire transportés, où l’histoire s’esquisse dans ses diverses péripéties tragiques ou heureuses.
Des animaux, dans cette histoire d’hommes ? Il y en a deux, esquissés en couleurs symboliques, la blanche colombe qu’incarne la sublime Claire Lonchampt, aux lignes aussi pures qu’une aile d’oiseau, et par le noir corbeau que campe Hugo Layer, un danseur formé au CNSM de Paris et qui séduit par la rigueur de son tracé gestuel et l’ample et expressive largeur de ses bras, digne d’un dessin de Léonard de Vinci. Et il y a de belles figures, dures ou tendres, du puissant Frederick Deberdt, l’un des porte flambeaux de la compagnie, à l’élégant Noé de Mickaël Conte, sans parler du délicieux couple, Daniel Vizcayo -Patricia Velazquez, en Adam et Eve, les seuls qui soient à notre portée immédiate.
Signée Jorge Gallardo, une vague bleutée, aquatique bien évidemment, nappe la fresque. Mais il faut insister sur l’importance de la musique, qui joue un rôle majeur dans cette aventure, comme dans tout ballet d’ailleurs de Thierry Malandain. Car le chorégraphe est littéralement habité, porté par elle, et cette Messa di Gloria, de 1820 (ici dans l’enregistrement de l’Academy of St Martin in the Fields et Sir Neville Marriner) , et qui n’est pas le plus grand titre de … gloire… de Rossini, lui tient au cœur depuis une trentaine d’années.
La pièce ne laisse pas de surprendre par son caractère violemment démonstratif, agressivement romantique tout en se raccrochant à des structures traditionnelles, et on l’imagine mal sous les voûtes recueillies d’une église. Elle semble à la fois hommage et rébellion à des diktats, un peu comme ce que veut nous dire Malandain dans ce Noé où se révèle la force de ses espoirs et de ses désespoirs, dans un beau langage châtié qui dit bien sa personnalité à la fois passionnée et réservée.
Jacqueline Thuilleux
Concert Classique
Ballet Biarritz: au commencement était la danse
La nouvelle création de Thierry Malandain Noé sur une musique de Rossini explore avec brio et par la danse cet épisode de la Genèse.
Thierry Malandain est un des rares chorégraphes à faire le plein à chaque création. Sa dernière, Noé a attiré la semaine dernière quelque 1400 spectateurs dans la ville de Biarritz qui ne compte pourtant que 25 000 habitants. Et à Chaillot, on en attend 10 000 pour la reprise à Paris de ce dernier opus. Qui dit mieux?
Au fil des années, Thierry Malandain a habitué le public à des ballets faciles d'accès et à beaucoup de constance dans la qualité de ses spectacles. De quoi fidéliser les spectateurs! Le chorégraphe poursuit avec Noé son exploration de la danse néoclassique, épaulé par une troupe d'excellents danseurs. Tous sont présents du début à la fin, où ils alternent ensemble pas de deux et solos. Dès le lever du rideau on est séduit par l'esthétique. La simplicité du décor, d'abord: entièrement bleu pour symboliser l'eau. Seul accessoire: un long banc posé en fond de scène. Des tentures presque kitsch encadrent le plateau. Dans un ballet, la première image présage toujours de la qualité du spectacle. Autrefois, les compositeurs écrivaient des ouvertures d'opéra tonitruantes pour faire taire les spectateurs. Pour la danse, c'est l'image qui doit sidérer d'emblée. Le chorégraphe oblige ainsi le spectateur à quitter le tumulte pour l'intime, à abandonner le réel pour gagner le monde de l'inconscient.
La Messa di Gloria de Rossini
Avec un premier trio puis une sorte de vague que forment les danseurs, Malandain réussit brillamment son effet. La danse n'est jamais si belle que quand elle dit tout mais ne raconte rien. Dans ce ballet qui s'affranchit de la référence chrétienne, malgré les rôles d'Abel, Caïn, Adam ou Eve, chacun comprendra ce qu'il voudra mais tous retiendront cet espoir que représente la naissance d'un Nouveau Monde, sorti de l'eau, symbole de la vie exacerbée par les danseurs. Les gestes sont épurés, parfois tribaux, parfois aériens. Pour la musique, Thierry Malandain a choisi une œuvre peu jouée de Rossini: la Messa di Gloria dont il n'existe qu'un seul enregistrement chez Philips avec l'Academy of St Martin in the Fields.
Si Noé a voulu changer le monde en quarante jours, ici une heure de danse suffit à nous changer. On sort du spectacle confiant dans notre devenir et en accord avec nous-même. N'est-ce pas la fonction de l'art?
François Delétraz
Le Figaro Culture